Quel est ce courage qui nous manque ?


Curieux titre allez-vous peut-être vous dire ?  Quelle mouche l’a piqué ? Qui est-il pour adresser collectivement pareille question ?

Rassurez-vous, je ne suis pas en train de me prendre pour le tribun que je ne suis nullement . Non, ce n’est pas moi, simple citoyen de base, qui pose cette question, mais une femme courageuse, philosophe et écrivaine, qui possède à la fois compétences et légitimité pour apostropher ainsi les lecteurs d’un grand journal , Le Figaro, dont la devise reste toujours :  « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. » (Beaumarchais) .

Il s’agit donc de vous faire connaître un texte publié hier 11 septembre 2020 ( un anniversaire funeste !) dans la rubrique ‘ Opinions ‘ du journal, et signé Chantal Delsol .  Pour ceux qui ne connaîtraient pas vraiment cette écrivaine et philosophe, j’ai ajouté à la suite de son texte une notice biographique essentiellement composée de citations tirées de ses réponses à plusieurs interviewers .

Pour commencer, voici une courte introduction insérée en exergue dans le journal :

L’éloge de la République prononcé pour les 150 ans de la proclamation du 4 août 1870 par le chef de l’État fut un morceau de bravoure, mais il y a loin de la coupe aux lèvres : la morale républicaine est par nature une exigence pratique, de moins en moins honorée, démontre la professeur de philosophie politique.

Quel est ce courage qui nous manque ? Le sentiment de légitimité pour contraindre

par Chantal Delsol

Le président Macron est dans son rôle quand il fait l’éloge de la République française. En l’occurrence son discours saluant la proclamation du 4 septembre 1870 était un morceau de bravoure, rappelant les grands ancêtres au nom desquels on fait vibrer les cordes patriotiques et sentimentales. C’est comme un rite utile et nécessaire: que le chef de l’État rappelle de temps à autre l’idéal commun du pays, son établissement dans le temps et ses conquêtes lourdes de sens. Parce que le président est un intellectuel, il ne s’est pas contenté d’un étalage flonflon sur les grandes figures du Panthéon – qui sont les saints d’un pays laïc, il ne faut pas l’oublier. Le chef de l’État a esquissé une description de la République comme idéal toujours inachevé, autrement dit: comme morale sociale.

Bien sûr, la République représente la forme française du pouvoir depuis bien longtemps, mais son idée avait disparu des épopées pendant les longues années de marxisme. C’est la faillite avérée du socialisme, après la chute du mur de Berlin, qui fait resurgir la République : elle devient un idéal de substitution pour les marxistes désillusionnés. Dans les années 1990, elle est investie de tous les rêves qui ont été perdus par les pigeons du« charme universel d’Octobre » (François Furet). Ce qui lui confère un air de déesse aérienne : il faut bien qu’elle ressemble un peu à l’illusion qu’elle remplace.

Et cependant la République n’est pas un songe, mais un idéal et une morale, ce qui a été bien rappelé dans le discours du Panthéon. C’est ici que les choses deviennent difficiles.

Une morale politique, ici un idéal d’unité, au moins de lien : lequel est la valeur la plus importante pour une société. Le problème est qu’une morale ne se nourrit pas de paroles, mais exclusivement d’actes; ici les paroles accompagnent les actes mais ne les remplacent jamais. Une morale est toujours pratique: elle se pratique, ou n’est pas. Autrement dit, la morale républicaine implique que l’on tisse et que l’on maintienne le lien social, et pas seulement qu’on le parle. Tâche autrement plus ardue. C’est la même affaire lorsque l’on veut, non seulement parler la vertu pour donner des leçons aux autres, mais pratiquer la vertu dans la vie personnelle. Il faut du courage.

Pour mettre en œuvre l’égalité républicaine (par exemple, l’égalité des chances), il faudrait ainsi du courage. Chacun se rappelle combien diversifiées socialement étaient les entrées aux grandes écoles, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Explique-t-on pourquoi depuis l’orée du siècle, il n’y a plus guère que les fils de normaliens ou de polytechniciens pour devenir normaliens ou polytechniciens? Que s’est-il passé? Pour servir l’égalité, on a appliqué un raisonnement linéaire: il suffit d’aligner les programmes au niveau le plus bas. On n’a pas pensé que dans ce cas, tout ce qui n’est pas fait à l’école sera fait à la maison dans les familles favorisées, désormais seules à décrocher les diplômes importants. On aboutit ainsi à l’inverse de ce qu’on voulait obtenir : les inégalités de départ sont fortifiées et amplifiées – nous avons de plus en plus, les enquêtes Pisa le disent, une vaste population d’enfants presque illettrés à côté d’une reproduction des élites. L’histoire d’Albert Camus est impensable aujourd’hui. Pratiquer l’égalité des chances – comme on pratique une vertu – consisterait au contraire à apporter une culture élevée et exigeante à tout le monde, afin que les enfants méritants issus de milieux modestes, aient la même chance (comme c’était le cas il y a cinquante ans). Mais voilà : il faut beaucoup de courage pour porter l’exigence en haut, et dès lors instaurer des classes de niveau. Il est beaucoup plus facile de se contenter du plus petit dénominateur commun, de donner le bac à tout le monde, et de se mentir en clamant que tous sont très bons, puisqu’ils ont été reçus. Démagogie de l’égalité qui renforce chaque jour les inégalités.

Il en va de la question de l’immigration comme de celle de l’école. On ne resserrera pas les liens (l’unité républicaine) en détournant vertueusement la tête quand un tiers des jeunes issus de l’immigration refusent de condamner les attentats djihadistes selon plusieurs enquêtes d’opinion. On resserrera les liens en ayant le courage d’exiger et s’il le faut de punir. Si nous continuons d’accepter que les programmes scolaires soient censurés par les jeunes musulmans radicaux, alors les grands discours sur l’unité républicaine deviennent des mantras. Il ne suffit pas, pour intégrer des populations venues d’ailleurs, de jeter de l’argent anonyme depuis les hélicoptères – selon cette marotte française qui voudrait que tout se résolve à coups de subventions.

Mais quel est ce courage qui manque ? La postmodernité a tellement fait fond sur la liberté individuelle qu’il lui est devenu impossible d’imposer quoi que ce soit à un individu, même très jeune. Le courage manque parce que manque la légitimité pour contraindre. Ce qui nous ramène à l’unité républicaine, et à l’égalité des chances: nous y croyons, mais à condition que cela se fasse tout seul, en tout cas sans exigences.

L’unité républicaine représente un idéal élevé et par là, difficile à obtenir en raison de la vertu civique qu’il réclame. Le multiculturalisme est finalement assez simple à vivre : chacun pour soi et que le diable emporte les traînards. Mais l’unité réclame une volonté puissante, un effort permanent, et le courage d’exiger.

Il flotte une contradiction interne dans le discours officiel sur la République.

Si on croit à l’unité républicaine, on ne peut pas à la fois nous voir tous comme des citoyens du monde. Car il faut bien alors une identité culturelle autour de laquelle se rêve l’unité. Il faudrait, de surcroît, que cette identité ne soit pas honteuse et perpétuellement coupable, sinon on échouera à y agréger tous les citoyens.

Le discours républicain est conservateur et identitaire, et l’élite française qui en a fait son miel depuis la déroute du socialisme, est cosmopolite et multiculturelle. C’est pourquoi le discours s’éloigne de plus en plus de la réalité qu’il prétend décrire.

Il est à craindre que plus la réalité de la République s’efface, faute de courage et de vertu, plus il devient nécessaire d’enfler le morceau de bravoure censé la décrire. Car plus les choses manquent et plus il faut des mots: on ne parle jamais tant que de l’absent

                                                                                                                                                                  Chantal Delsol

Chantal Delsol, philosophe et écrivaine française.

Chantal Delsol, née le 16 avril 1947, est issue d’une famille parisienne de la droite catholique et la fille du biologiste Michel Delsol . Docteur ès lettres (1982), elle est actuellement professeur à l’université de Marne-la-Vallée, où elle dirige le Centre d’études européennes, devenu Institut Hannah Arendt, qu’elle a fondé en 1993. Elle devient membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 2007. Elle est aussi éditorialiste au Figaro et à Valeurs actuelles, et directrice de collection aux éditions de La Table Ronde.

Elle est l’épouse de Charles Millon, ancien ministre et membre depuis 2007 d’un laboratoire d’idées européen, l’Institut Thomas More. Ils ont six enfants, dont un adopté, d’origine laotienne.

Chantal Delsol se définit elle-même comme catholique, libérale-conservatrice, et européenne favorable au fédéralisme et au principe de subsidiarité fondé sur celui de la singularité. Les trois extraits suivants de réponses qu’elle formula lors d’interviews vont préciser la nature qu’elle entend donner à ces trois engagements.

1 – L’engagement catholique

« Je suis chrétienne. Je souffre quand je vois des images ridiculisant le Christ sur la croix, et de façon parfois plus que grotesque, perverse, bafouant et raillant sa chasteté, ajoutant les uns sur les autres des symboles caricaturaux. Je suis étonnée de voir alors autour de moi si peu d’indignation. Pour autant je n’irai pas cracher sur les auteurs de ces facéties misérables, même pas cracher, et je dirais très honnêtement que je ne les déteste pas. C’est ce que ma religion m’a appris. Car il y a des religions qui se comportent ainsi. […] Je suis bouleversée de voir un certain nombre de mes compatriotes, et certains parmi les plus haut placés, laisser entendre avec perfidie que Redeker 1 a mérité ce qui lui arrive. Cela signifie tout simplement qu’ils ont déjà admis la légitimité de la procédure de fatwa. Et que, tremblants de peur, ils finissent par donner raison aux ordonnateurs du ban, afin de ne pas être les prochains sur la liste. Et je ris en pensant que les mêmes nous donnent à longueur de journée des leçons de résistance à propos d’une guerre vieille d’un demi-siècle, où leurs comportements présents montrent bien qu’ils auraient couru, de trouille, pour approuver servilement les envahisseurs de l’époque. »

Note :

1  Elle a pris de nombreuses positions politiques dont la défense de Robert Redeker, professeur qui était menacé de mort par des intégristes islamiques ; elle s’insurge contre le manque de réaction des instances représentatives françaises musulmanes : « Mais alors je m’étonne de ne pas voir les autorités musulmanes de notre pays s’indigner les premières et voler au secours du banni. Il y a des silences qui sont des acquiescements. »

Source : Chantal Delsol, « « Affaire Redeker » : en démocratie, le débat ne se contrôle pas »,  Figaro,‎ 15 octobre 2007 

2 – La revendication « Libérale-conservatrice »

Christophe Geffroy, Directeur du magazine mensuel catholique La Nef, pose dans une interview cette question à Chantal Delsol :

« Vous écriviez : « Les hommes sont à la fois les pères et les fils de leur histoire commune », appelant par là à vivre en un juste équilibre entre le déterminisme d’une tradition et la liberté d’un destin choisi. Vous définissez cela comme un « libéralisme conservateur ». Pourriez-vous expliquer cela ? »

Et voici la réponse de Chantal Delsol :

« C’est peut-être la question essentielle : celle du rapport à la modernité. Pendant la saison révolutionnaire apparaît l’idéologie de l’émancipation, autrement dit, les Lumières. Elle dit que les hommes sont désormais non plus les fils, mais les pères de leur histoire. Ils se façonnent eux-mêmes. Cette vision des choses n’est pas sortie d’une tabula rasa, comme elle le prétend : elle provient du christianisme, qui lui-même l’avait reprise aux Grecs. Les Lumières ne sont pas une invention, mais une impatience : elles jugent, à tort ou à raison, que l’émancipation promise par saint Paul ne se concrétise pas assez vite. Aussitôt, probablement à partir de Burke, apparaît la défense de l’idée inverse : l’importance de l’enracinement. Elle dit que les hommes sont aussi les fils de leur histoire. Burke était un libéral et non un réactionnaire, et c’est pourquoi je lui donne raison. Les hommes ont besoin à la fois d’enracinement, parce qu’ils participent à une condition commune qui leur prête des caractères irréductibles, liés à leur passé, et d’émancipation, parce qu’ils sont une espèce en devenir, vouée à transgresser les limites et à se déployer sans cesse. Si vous préférez, ils ont à la fois des racines et des ailes. Les deux leur sont essentielles. On ne peut couper les racines à moins de façonner des individus sans feu ni lieu, des errants libérés pour le vide. On ne peut couper les ailes à moins de façonner des individus immobiles, enfermés dans des coutumes vite privées de sens. Parce que je défends l’enracinement, je suis conservatrice. Parce que je défends l’émancipation, je suis libérale. Certains me disent que c’est contradictoire. Non, parce que ces deux pensées sont des tendances, et pas des doctrines. Elles représentent ensemble un paradoxe structurant, dont on ne se libérera jamais. Quand l’émancipation devient folle, j’estime qu’il faut défendre l’enracinement. Au XVIIIe siècle, j’aurais défendu l’émancipation. »

Source : Christophe Geffroy, « La modernité contre l’homme intérieur », La Nef,‎ avril 2008

3 – L’engagement européen

Après sa thèse consacrée à la philosophie politique de l’Antiquité, Chantal Delsol a fait de l’histoire des idées politiques sa spécialité d’enseignement et de recherche. Disciple et spécialiste de la pensée de Julien Freund, elle étudie, à partir de la pensée chrétienne, de valeurs catholiques et du personnalisme, la notion de singularité. De ce concept caractérisant l’homme, au niveau tant ontologique que politique, découlent plusieurs de ses choix philosophiques : le libéralisme politique opposé au totalitarisme, le fédéralisme et le principe de subsidiarité, l’autonomie, la famille, l’autorité, qu’elle estime être autant d’institutions de l’individuation, autant de formes d’inscription et d’ancrage de l’individu dans un monde à sa mesure.

Et Paul-François Paoli, écrivain, chroniqueur et journaliste pour Le Figaro, La Revue des deux Mondes, Spectacle du Monde et Famille chrétienne, écrit ceci à propos de Chantal Delsol :

« Elle se sent plus attirée par Aristote, le philosophe de la mesure. Elle sera de droite, mais avec modération. « Aux yeux de mon père, j’étais la gauchiste de la famille », dit celle qui rencontre, dans les années 1980, le philosophe Julien Freund, européen convaincu qui deviendra son « maître à penser ». Une dizaine de livres plus tard, elle est devenue une universitaire reconnue qui écrit des romans hors mode. Une intellectuelle qui veut concilier les valeurs de l’Évangile et celles du marché et se sent plus proche du protestantisme que des idées de son milieu d’origine, qu’elle défend néanmoins avec vaillance. « Les cathos tradis sont couramment incultes mais extrêmement civilisés et ils possèdent des qualités humaines inconnues ailleurs, écrit-elle… Ils conservent face aux catastrophes de la vie une distance que seule la spiritualité peut conférer. Ils sont souvent fauchés, parce que les femmes n’y travaillent pas et parce qu’il faut entretenir une tribu, mais ils vivent une sorte d’austérité fastueuse et je trouve honteux que les seules œuvres dans lesquelles on met en scène ce type de famille (par exemple La vie est un long fleuve tranquille) ne visent qu’à les ridiculiser. »

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